Accès aux soins
"Sans médecin traitant, le système s’effondre, le nier, c’est jouer avec le feu."
Alors que le sujet des déserts médicaux ne trouve toujours pas de solution réelle, un rapport de l'Académie de médecine suggère dans un rapport rendu public le 2 juillet d'assouplir l'accès des patients à certains spécialistes en tension sans passer par leur médecin traitant. Le Dr Jean-Paul Ortiz, ancien président du syndicat CSMF, réagit a cette proposition.

- Par le Dr Jean-François Lemoine
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- iStock/Jacob Wackerhausen
Jean-François Lemoine – Dr Ortiz, l’Académie nationale de médecine a récemment publié un rapport sur les pénuries médicales, dans lequel elle qualifie le parcours médecin traitant de "handicap" pour le système de santé. Votre réaction a été immédiate et musclée. Pourquoi ce mot vous a-t-il autant choqué ?
Jean-Paul Ortiz – Parce que c’est un mot d’une brutalité incompréhensible. Parler de "handicap" à propos du médecin traitant, c’est inverser la réalité. C’est mépriser non seulement les médecins généralistes, mais surtout les patients. Le médecin traitant, ce n’est pas un verrou. C’est un point d’ancrage. C’est celui qui connaît l’histoire, les antécédents, les fragilités, les liens familiaux, les petits signaux faibles qui échappent souvent. C’est celui qui voit l’ensemble quand les autres regardent un organe. Le qualifier de handicap, c’est confondre la colonne vertébrale avec une béquille.
- L’Académie semble vouloir fluidifier l’accès aux soins, en période de pénurie. N’est-ce pas un objectif légitime ?
Bien sûr que c’est légitime. Mais le raccourci est dangereux. On ne compensera pas le manque de médecins en supprimant ce qui structure les parcours. On n’allège pas la file d’attente en supprimant l’accueil. En réalité, derrière cette volonté de "fluidification", il y a une logique court-termiste de contournement. On propose de sauter le médecin traitant, de permettre à tout le monde d’aller directement partout… mais on oublie que cela, ce n’est pas de l’organisation, c’est de la désorganisation. Et elle retombera, comme toujours, sur les plus fragiles.
- Mais certains patients, notamment en zones sous-dotées, disent ne plus avoir accès à un médecin traitant. Que leur répondez-vous ?
Je comprends leur colère. Mais la réponse n’est pas de démonter le système. C’est de le renforcer. Si des patients n’ont pas de médecin traitant, c’est parce qu’on a abandonné la médecine générale depuis vingt ans : numerus clausus absurde, conditions d’exercice dégradées, absence de reconnaissance financière et symbolique. Résultat : une spécialité dévalorisée, des vocations perdues, une démographie médicale effondrée. Et aujourd’hui, on vient nous expliquer que le problème, c’est le concept de médecin traitant ? Non. Le problème, c’est le désengagement politique.
- Vous accusez l’Académie de médecine de faire une erreur politique ?
Ce n’est pas qu’une erreur. C’est un contresens. L’Académie est dans son rôle quand elle alerte sur les difficultés d’accès aux soins.
"On veut que le patient aille où il veut, quand il veut"
Mais elle sort de son rôle quand elle oublie ce que montre toute la littérature internationale : un système de santé sans médecine de premier recours structurée est un système plus coûteux, plus inégalitaire, et moins efficace. C’est une vérité documentée, mesurée, prouvée. Et que l’Académie, dans sa sagesse, aurait dû rappeler au lieu de céder à un discours technocratique dangereux. Elle semble ne pas connaitre la réalité en France : le médecin traitant n’a rien à voir avec le « gate keeper » anglais !
- Selon vous, quel est l’objectif réel derrière ce discours ?
C’est le vieux rêve de la gestion directe, sans médecin pivot. On veut faire de la santé un marché de flux, piloté par des plateformes, des délégations de tâches, de l’intelligence artificielle, des protocoles sans médecins… On veut que le patient aille où il veut, quand il veut, avec qui il veut. Très bien. Mais qui assumera les conséquences ? Les erreurs ? Les ruptures de parcours ? Les doublons inutiles ? Les diagnostics manqués ? Le médecin traitant, c’est justement celui qui garantit la cohérence. Le remplacer par un algorithme ou une file d’attente, c’est suicidaire.
- Vous parlez souvent de "repère", à propos du médecin traitant. C’est plus qu’un coordinateur ?
Bien plus. C’est un confident, un interprète, un protecteur. Un médecin traitant, ce n’est pas un aiguilleur. C’est un compagnon de soins. C’est celui qui connaît le terrain, la personne, pas juste les symptômes. Celui qui va freiner un surdiagnostic, alerter sur une dérive, réconcilier le patient avec le soin. En d’autres termes : c’est un humain dans un système devenu procédural. Le supprimer, c’est supprimer la relation. Or, la relation, c’est ce qui soigne.
-;Vous faites un lien direct entre cette attaque et la crise d’attractivité de la médecine générale ?
Évidemment. Comment voulez-vous attirer des jeunes vers un métier qu’on méprise publiquement ? Qu’on appelle "handicap" dans un rapport académique ? La médecine générale souffre déjà d’un manque de moyens, de reconnaissance, de temps. Si on y ajoute le soupçon d’inutilité, on l’achève. Les jeunes veulent du sens. Ils veulent un métier valorisé. Pas une caricature. Alors oui, ces mots ont un impact. Et ils sont d’autant plus graves qu’ils viennent d’une institution prestigieuse.
- Que proposez-vous, alors, pour réinvestir dans la médecine générale ?
Trois choses. D’abord, des moyens. Il faut investir massivement dans les soins primaires : locaux, outils, personnels, rémunérations. Ensuite, du respect : revaloriser la médecine générale dans les discours, les formations, les représentations. Et enfin, de la souplesse intelligente : permettre aux médecins traitants de travailler en équipe, d’avoir du temps médical réel, de moduler leurs actes sans être broyés par l’administratif. Le modèle existe. Il fonctionne. Il faut juste cesser de le fragiliser. Et faire du médecin spécialiste celui qui donne son avis et prend en charge le patient en coordination avec le médecin traitant.
- Certains experts parlent de "nouvelles formes de coordination", plus horizontales, moins centrées sur le médecin traitant. Vous y êtes opposé ?
Je suis pour la coordination. Mais une coordination pilotée. Pas une coordination flottante. L’horizontalité n’a jamais remplacé la responsabilité.
"Dans un système de soins, il faut un chef d'orchestre"
Et dans un système de soins, il faut un chef d’orchestre. Le médecin traitant est ce chef. Il n’est pas là pour donner des ordres, mais pour assurer une cohérence. Si vous enlevez le pilote, vous avez une cacophonie. Le soin n’est pas une somme d’actes. C’est un parcours. Et un parcours sans guide, c’est un labyrinthe. Le maitre mot est la coordination : ne faisons pas du médecin traitant un distributeur de bons pour aller voir un spécialiste ! Mais au contraire : c’est celui qui oriente, qui détecte, qui suit au long cours en lien avec les spécialistes.
- Ce débat révèle aussi une tension entre technocratie et terrain, non ?
Totalement. Nous vivons une verticalisation dangereuse du système de santé. Les décisions sont prises loin du terrain, par des gens qui n’ont jamais soigné, ou plus depuis longtemps. On empile les structures et les textes… et on étouffe les acteurs. Le médecin traitant devient alors un gêneur, un ralentisseur. Mais c’est une erreur. Car c’est justement lui qui sait où sont les vrais besoins, les vraies urgences, les vraies ressources. Le mépriser, c’est se couper du réel.
- Est-ce que cette remise en cause est le signe d’un tournant plus large dans l’organisation des soins ?
C’est le symptôme d’un glissement. On passe d’un système de soin fondé sur la relation humaine à un système fondé sur le parcours abstrait. On veut de la fluidité, de la data, de la régulation automatique. Et on oublie que la santé, ce n’est pas une chaîne logistique industrielle.
Le médecin traitant, "un pilier, un rempart, une chance"
C’est une histoire humaine. On oublie aussi que le médecin traitant n’est pas un obstacle au progrès : il travaille avec des infirmiers, des pharmaciens, des assistants médicaux, de la télémédecine… à condition qu’on lui donne les moyens d’être encore ce repère.
- Si vous aviez l’Académie de médecine devant vous, que lui diriez-vous ?
Je lui dirais : relisez la littérature. Regardez les systèmes de santé qui fonctionnent le mieux dans le monde. Tous ont une médecine générale forte. Tous ont des médecins de premier recours reconnus. Tous investissent dans la coordination médicale, pas dans son contournement. Le médecin traitant « à la française » est un concept différent du gate keeper anglais ! Et je lui dirais aussi : venez sur le terrain. Venez voir ce que fait un médecin traitant dans une maison de santé, un désert médical, un quartier populaire. Vous verrez que ce n’est pas un "handicap". C’est un pilier, un rempart, une chance.