Interview
Alcool : « Chez les femmes, les effets toxiques apparaissent plus rapidement »
Si les écarts de consommation entre hommes et femmes se réduisent, les femmes restent plus vulnérables face à l’alcool, tant sur le plan physique que psychique. Entretien avec Dr Alice Deschenau, psychiatre et cheffe du service Addictions au Groupe Hospitalier Paul Guiraud (Villejuif).

- Par Youssra Khoummam
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- Pourquoi Docteur : Quelles différences observe-t-on entre les femmes et les hommes en matière de consommation d’alcool ?
Dr. Alice Deschenau : On constate qu’il y a plus de consommateurs et de cas de consommation problématique chez les hommes. Cependant, les tendances évoluent : chez les hommes, on observe une légère baisse ou une stabilisation des consommations, tandis que chez les femmes, certaines pratiques comme les alcoolisations ponctuelles importantes (API) sont en augmentation, notamment chez les mineures. Les femmes des catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+) ne montrent, elles, aucune régression dans leur consommation.
On assiste à un mouvement de convergence des usages entre les sexes. Et ce rapprochement des comportements ne s’accompagne pas toujours d’une prise de conscience des conséquences spécifiques chez les femmes.
"Pour une consommation équivalente à celle des hommes, les femmes s’exposent à des risques plus graves"
- Et justement, quelles sont ces conséquences ?
L’alcool est impliqué dans des dizaines de pathologies : maladies du foie, cancers, troubles cardiovasculaires, etc. Chez les femmes, les effets toxiques apparaissent plus rapidement. Cela s’explique notamment par des différences physiologiques : une volémie (quantité de liquide sanguin) plus faible, un taux de masse grasse plus élevé, une absorption plus rapide et une métabolisation plus lente de l’alcool. Certains effets pourraient aussi être liés à des facteurs hormonaux.
Concrètement, pour une consommation équivalente à celle des hommes, les femmes s’exposent à des risques plus graves : fibrose hépatique, neurotoxicité, troubles cognitifs, etc.
- Quels sont les facteurs qui poussent les femmes à consommer ?
L’alcool reste très banalisé en France, valorisé socialement, associé à la gastronomie ou aux moments festifs. Chez les jeunes, il symbolise le relâchement, la fête. Les femmes, dans une démarche d’émancipation ou de revendication d’égalité, adoptent parfois les mêmes habitudes que les hommes. Le marketing l’a bien compris et cible désormais largement les femmes.
Ensuite, l’alcool peut servir à gérer des émotions : stress, anxiété, fatigue, solitude. Il agit comme un anxiolytique ou un désinhibant, ce qui peut être particulièrement “utile” dans un quotidien chargé ou pour compenser un mal-être.
Par ailleurs, de nombreuses femmes qui consomment de manière problématique évoquent un contexte de violence, de traumatisme ou une pression liée aux injonctions sociales (réussir professionnellement, être une bonne mère, une femme désirable, etc.). L’alcool peut alors devenir une sorte de “soupape”, un refuge.
"Certaines femmes expliquent qu’entre la charge mentale, les enfants et le travail, l’alcool devient “le petit moment à soi”, “le réconfort du soir”"
- Certains moments de vie favorisent-ils une bascule vers la dépendance ?
Oui. Par exemple, la maternité peut être un tournant. Certaines femmes expliquent qu’entre la charge mentale, les enfants et le travail, l’alcool devient “le petit moment à soi”, “le réconfort du soir”. Cela peut progressivement s’installer et devenir problématique.
Le milieu professionnel ou artistique, où la consommation peut être encouragée ou vue comme un outil social, joue aussi un rôle. Bref, les trajectoires sont multiples, mais on retrouve souvent des enjeux liés à la santé mentale, aux violences, à l’isolement, ou encore au besoin de “tenir”.
- Quels sont les effets de l’alcool sur la santé mentale et physique des femmes ?
D’un point de vue mental, l’alcool peut aggraver l’anxiété, les troubles de l’humeur, la dépression, ou encore provoquer des idées suicidaires. Il entretient aussi l’addiction, ce qui renforce la spirale négative.
Physiquement, les premiers signes apparaissent parfois au niveau digestif, buccal, ou même esthétique. À plus long terme, on observe des effets sur le foie (toxiques plus rapides chez les femmes), les cancers (notamment du sein), le système cardiovasculaire, les troubles métaboliques (diabète, surpoids), ou encore des effets sur l’alimentation (troubles du comportement alimentaire, anorexie, boulimie, etc.).
Sur le plan neurologique, la neurotoxicité peut entraîner des troubles cognitifs, de mémoire, de concentration ou d’émotions, parfois précocement.
- Et pendant la grossesse ?
L’alcool est formellement contre-indiqué : on recommande zéro alcool dès la phase de préconception. Il n’existe pas de seuil de consommation “sûr” pendant la grossesse. Les risques pour le bébé sont très élevés (troubles du développement, syndrome d’alcoolisation fœtale), mais la mère s’expose aussi à des complications pour elle-même.
Il est important de rappeler que le futur père (ou co-parent) est également concerné. La consommation d’alcool peut avoir un impact sur la qualité des gamètes et l’épigénétique.
"Il n’existe pas de seuil de consommation “sûr” pendant la grossesse."
- Y a-t-il une consommation "normale" hors grossesse ?
D’un point de vue strictement médical, il vaut mieux s’en passer. L’alcool est nocif dès le premier verre. Il ne s’agit pas d’un produit dont le corps a besoin.
Cependant, les repères de consommation à moindre risque sont :
- Pas plus de 10 verres par semaine,
- Pas plus de 2 verres par jour,
- Et au moins 2 jours sans alcool par semaine.
Si on dépasse régulièrement ces repères, c’est un signal d’alerte. Cela ne signifie pas forcément une dépendance, mais il est alors important de s’interroger.
- À quel moment faut-il s’inquiéter ou consulter ?
Quand on se rend compte que l’on ne peut plus faire de pause, que la consommation s’impose dans le quotidien, qu’elle devient systématique ou qu’elle a des impacts sur la santé, le travail, les relations ou la vie sociale. Des outils comme le “Dry January” (un mois sans alcool) peuvent aider à tester son rapport à la boisson.
Il ne faut pas hésiter à en parler avec un professionnel de santé ou dans une association spécialisée. Il existe des accompagnements adaptés, souvent globaux, qui tiennent compte de la santé physique, mentale, du contexte social et familial.
- Comment se déroule une prise en charge ?
Le médecin ou le professionnel va retracer le parcours de vie, les antécédents familiaux, l’histoire avec l’alcool, les contextes de consommation, les facteurs déclencheurs, etc. Il évalue les enjeux médicaux, psychologiques et sociaux. Ensuite, le suivi est personnalisé : il peut s’agir de réduire la consommation, de préparer un sevrage, de traiter des douleurs ou troubles associés, d’agir sur l’environnement, ou de proposer un soutien psychologique.
Et surtout, l’accompagnement tient compte de la réalité de vie des femmes : emploi du temps, maternité, isolement, contraintes familiales. On travaille avec elles pour construire des solutions adaptée
"Plus on agit tôt, plus on a de chances d’éviter des conséquences lourdes, et de reprendre le contrôle."
- Un mot de conclusion ?
Il est essentiel de sortir du tabou et de la culpabilité. L’alcool n’est pas anodin. Il n’y a pas de honte à demander de l’aide. Il existe des solutions, des personnes formées et bienveillantes pour accompagner. Plus on agit tôt, plus on a de chances d’éviter des conséquences lourdes, et de reprendre le contrôle.