L'interview du week-end
« L'IA trouvera sa place, mais ne remplacera pas les psys »
Parler à une intelligence artificielle comme à son thérapeute ? Entre fascination technologique et quête de réconfort, certains confient déjà leurs états d’âme à des machines comme ChatGPT. La psychiatre Sylvie Wieviorka décrypte ce phénomène, et ses limites.

- Par Stanislas Deve
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- Dilok Klaisataporn / istock
Le Dr Sylvie Wieviorka est psychiatre et autrice notamment de Que s’est-il passé dans la tête des Français – Quarante ans dans le cabinet d’une psy (éd. Buchet-Chastel, 2024).
- Pourquoi Docteur : Certains utilisent désormais l’intelligence artificielle (IA) à des fins thérapeutiques, pour se confier, demander des conseils, comme ils le feraient avec un psychothérapeute. Cela vous surprend-il ?
Dr Wieviorka : La fascination de la société pour l'intelligence artificielle touche tous les domaines, y compris la psychologie. Aujourd'hui, il y a une forte tendance à vouloir désubjectiver l'exercice de la psychiatrie ou de la psychothérapie, à le rendre plus scientifique. On attend du thérapeute des réponses codifiées, des protocoles de prise en charge. L'IA répond parfaitement à ce désir en proposant des outils d'aide au diagnostic, à la prise de décision...
- Pourquoi se tourner vers l'IA plutôt qu'un psy ?
Il y a bien sûr l'aspect économique, la facilité d'accès, l’immédiateté. Mais il y a autre chose : des outils comme ChatGPT ajustent leurs réponses pour plaire à l’interlocuteur, en fonction de ce qu'ils perçoivent de ses attentes. Ils s’adaptent en permanence pour le satisfaire. Or l'exercice de la psychothérapie n'est pas de faire plaisir aux gens, mais de leur être utile. Et parfois, être utile, c'est déstabiliser, remettre en question la personne pour l’aider à voir le monde autrement. Alors qu’avec une IA, il y a ce côté très satisfaisant : elle fait ce qu'on lui demande.
Par écrit, on maîtrise mieux la communication, on s'autorise moins d'approximations. A l’oral, avec un psy, on laisse plus de place à l'imprévu.
- Selon vous, l'IA va-t-elle remplacer les psys ?
Non, pas tous les psys, ni tout le travail psychothérapeutique ou psychiatrique. Les gens souffrent aujourd’hui beaucoup d'isolement, de solitude. Le besoin de relations interhumaines reste très puissant. Il y aura toujours un besoin de se confronter à un autre être humain, un autre regard, à l'altérité. L'IA trouvera sa place, mais ne remplacera pas les psys. Parler à une machine, ce n'est pas parler à quelqu’un.
- Même si la machine paraît empathique ?
On peut lui demander de répondre de façon empathique, mais c’est une empathie qui lui sera demandée, comme tout le reste... L’IA est docile.
- Quelle est la différence entre écrire à l’IA et parler à un psy ?
On ne s'exprime pas de la même façon à l'écrit et à l'oral. Par écrit, on maîtrise mieux la communication, on s'autorise moins d'approximations. A l’oral, on laisse plus de place à l'imprévu. Or, dans notre métier, les "accidents" sont importants : les lapsus, les silences, les actes manqués, les erreurs font partie du matériau thérapeutique. Tous ces imprévus viennent nourrir la relation. De même que le langage non-verbal, les soupirs, les larmes, tout cela envoie des messages que le psy capte et utilise. Un psy regarde également comment le patient est habillé, comment il se tient, s’il a un pied qui s’agite... Chose qui n'est pas accessible à une machine.
Un des leviers de l'efficacité d'une psychothérapie ou la psychanalyse, c'est l'intersubjectivité, le croisement de deux subjectivités. C’est quelque chose qui est indépassable à l'être humain.
- Mais la machine peut-elle être, d’une certaine manière, plus experte qu'un psy ?
Sur le plan théorique, oui. L’IA peut consulter l’ensemble des connaissances sur tel ou tel sujet en quelques secondes, et piocher dedans pour apporter des réponses. Mais un psy fonctionne par analogie, par expérience accumulée. C’est une somme de rencontres avec des patients différents, des évolutions distinctes. Cela reste une forme d'expertise irremplaçable.
- Certains ont le sentiment de pouvoir tout dire à une IA, encore plus qu’à son psy...
Peut-être. Mais est-ce que cela aide vraiment ? Si le but est de suivre une psychothérapie, de définir un diagnostic et de traiter, l'usage n'est pas tout à fait le même.
- L’IA peut-elle néanmoins être un premier pas vers une thérapie ?
Tout peut être un premier pas. La machine pourra probablement donner de bons conseils, mais pour entamer un véritable travail thérapeutique, c’est autre chose. Un des leviers de l'efficacité d'une psychothérapie ou la psychanalyse, c'est l'intersubjectivité, le croisement de deux subjectivités. C’est quelque chose qui est indépassable à l'être humain.
L'hypnose pourrait être un jour pratiquée par une IA
- L’IA s’avère-t-elle utile dans certains cas ? Pour aider le suivi entre deux séances ou compléter le travail thérapeutique avec des exercices, par exemple ?
Cela peut fonctionner, notamment avec des modèles de thérapie plus codifiés, comme les thérapies comportementales ou cognitives, où la subjectivité est très gommée. On peut même se demander si l'hypnose pourrait un jour être pratiquée par une IA.
- S’il ne devient pas notre psy, est-ce que l'IA pourrait devenir notre meilleur confident ?
C'est possible, mais c'est un risque. Comme avec les réseaux sociaux, on finit par ne plus parler qu'à ceux qui nous ressemblent, qui pensent comme nous. A terme, le risque est de se confier uniquement à la machine, avec l’impression qu’elle seule nous comprend.