Maltraitance ordinaire

Maison de retraite : mettre fin à l’alimentation en bouillie

Plus d’un tiers des repas en Ehpad sont servis sous forme mixée. Une forme de maltraitance à laquelle une expérimentation, soutenue par le chef Michel Bras, tente de mettre fin.

  • Par Marion Guérin
  • coolfonk/epictura
  • 06 Mai 2017
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    Vous reprendrez bien un peu de cette bouillie informe et incolore, sans goût ni odeur déterminée, qui vous sert de repas ? Eh quoi, les bébés mangent cela sans broncher, pourquoi pas les personnes âgées ? En Ehpad, les repas ont des airs de tristesse. Car il existe dans les maisons de retraite une pratique tenace : les aliments sont mixés, écrabouillés en une purée peu ragoutante, dans laquelle on ne distingue plus le poulet de la daurade et de l’artichaut. Plus d’un tiers des repas sont servis aux résidents français sous forme de bouillie. Et l’ironie de ce triste sort gustatif, c’est que cela ne sert à rien.

    Maltraitance alimentaire

    Pire : cette alimentation s’apparente à une forme de maltraitance ordinaire. Une manière de réduire, trois fois par jour, la personne âgée à ses limites, ses incapacités, sa fébrilité. On la nourrit mais le plaisir des papilles lui est refusé. Il fut un temps où les aliments mixés avaient la réputation de prévenir les risques de fausses routes, plus courantes chez les seniors. Mais la science a prouvé le contraire et les cantines des Ehpad n’ont pas suivi, faute de temps, d’organisation, de volontarisme.

    Et pourtant… « Je me souviens avoir cuisiné pour une vingtaine de personnes dans un centre Alzheimer, se rappelle le chef Michel Bras, pointure de la gastronomie française. Je trinquais avec tout le monde, il y avait un homme, prostré dans un coin. J’ai demandé à aller le voir, on m’a dit qu’il ne comprendrait pas, qu’il était très atteint. Quand je lui ai proposé un verre de rouge, son regard s’est illuminé, il m’a dit : ‘mais Monsieur, c’est du Cahors ce que vous me servez !’ Un court instant, je l’ai reconnecté à sa mémoire. C’était magique… »

    Ces mets qui « parlent à la conscience »

    François Rabelais disait : « Se nourrir est un besoin, savoir manger est un art ». Ce n’est pas qu’une formule : les repas nourrissent le corps autant que l’âme. Dans des établissements qui accueillent des personnes âgées, où les stimulations du monde extérieur se raréfient, une nourriture spirituelle semble plus que jamais nécessaire. Ce, d’autant plus qu’environ 40 % de cette population est atteinte de dénutrition…

    C’est ce qui a poussé Michel Bras à accepter la mission proposée par Sodexo. Le leader de la restauration collective a mené une expérimentation dans six établissements (dont deux établissements témoins) rassemblant 600 résidents pendant l’année 2016. Aux repas mixés se sont substituées les recettes de plats non-mixés, concoctées par le chef étoilé et plusieurs médecins.

    Ecoutez...
    Michel Bras, chef cuisinier : « J’ai perdu mes beaux-parents et mon père. Ma mère a retrouvé le goût de la vie en mangeant. C'est ce que j'ai voulu installer en Ehpad, où il y a un dégoût de la nourriture. »

    « L’idée, c’est de susciter le souvenir, explique Michel Bras. Il y a des mets qui parlent à la conscience, comme le pain et le fromage, et qui ont totalement déserté les menus dans les Ehpad. On peut redonner de la joie de vivre en les réintégrant dans l’alimentation ». Outre le fromage et le pain, la charcuterie, la saucisse sèche, les viandes ont fait leur grand retour dans les assiettes des résidents, joliment présentées et décorées. L’accompagnement des aidants est minimal, il se rapproche de celui d’un serveur bienveillant, afin de laisser place à davantage d’autonomie.

    Stimuler le cerveau

    Michel Bras s’occupe du goût ; Yann Tannou, orthophoniste, est aux commandes pour l’ergonomie de cette cuisine. La texture des aliments, leur enrobage, la taille de découpe des morceaux (pas plus d’1,5 cm)… Tout est pensé afin de faciliter la déglutition et de prévenir la perte d’autonomie. Car il s’agit bien de cela : goûter les aliments, les mâcher, les mastiquer, les avaler stimule le cerveau. C’est très probablement un moyen efficace de lutter contre le déclin cognitif – davantage, en tout cas, qu’une mixture fade et infantilisante.

    Mais encore faut-il que les résidents ne s’étouffent pas avec. Les neurosciences, appliquées au domaine culinaire, révèlent que le poivre, le piment, le citron et l’eau piquante augmentent la production de neurotransmetteurs et le traitement cortical, et ainsi favorisent la déglutition. « On joue aussi sur la stimulation thermique – plus une température s’éloigne de celle du corps, plus elle est stimulante et se rappelle à la mémoire et à la conscience de la personne qui déglutit », explique Yann Tannou.

    Ecoutez...
    Yann Tannou, orthophoniste : « Si on généralise cette notion, toute stimulation est bonne à prendre – goût, odeur, vision… »

    Les résultats de l’expérimentation sont prometteurs. La satisfaction globale des résidents a augmenté de 12 %, peut-on lire dans le dossier de présentation de l’étude. « Désormais, seuls 8,7 % des résidents ont une alimentation mixée, soit 76 % de moins que dans les établissements témoin ». A l’heure de Top Chef, Master Chef et les autres, nourrir le corps et l’esprit des personnes âgées sera peut-être le défi culinaire des prochains apprentis cuisiniers…

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    JDF